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article pour le catalogue OLIVER BEVAN 2007
L’eau des villes
Perché sur le bord du bassin, le jeune garçon distrait son ennui en dessinant sur l’eau des arabesques éphémères. Il n’a pas remarqué les jets d’eau qui dans l’air se gonflent. Semblables aux voiles du bateau qui lui manque pour jouer.
De l’autre côté du jardin, l’eau projetée en longues gouttes raye l’espace. Une myriade d’obliques, sans source ni fin, s’entrecroisent, guident l’œil vers les reflets improbables de la grille d’or et le mouvement suspendu des silhouettes en couleurs.
Quand le trait d’eau ne s’égare pas dans l’allongement perspectif, il s’épanouit comme un gros dahlia blanc. Nourrie d’écume bleutée, la masse liquide s’élève, perd de sa puissance et gagne en transparence.
Pour raconter les fontaines d’Oliver Bevan,
il faut s’imaginer emboîter le pas du peintre arpenteur.
Se couler dans la peau du marcheur, qui aujourd’hui retiré dans la garrigue, sait aussi se nourrir de l’énergie urbaine. La foulée sûre suit fidèlement ce regard vif et alerte, avide de messages émotionnels. A la manière d’un chasseur, il furète et traque l’instant. Puis il l’isole et le resserre dans un cadre mental. Une vision inédite, qui n’appartient qu’à l’artiste, avant d’être offerte au promeneur quidam.
Dans cette série des fontaines, Oliver Bevan nous donne à voir avec plus d’acuité une réalité qu’il a choisi de fragmenter. De la vue panoramique des Tuileries, à l’éruption d’un jet d’eau esseulé en passant par le jeu de miroirs de la pyramide du Louvre, s’accumulent les images d’un Paris secret, cachées dans l’évidence même de leur présence. Et il en va ainsi des vues en plongée de la vasque d’Uzès où des bribes de pierre courbes retiennent la transparence mentholée de l’eau fraîche et vive.
Disjoints, tous ces éléments pris à part, pour peu que l’on connaisse le lieu, nous sont familiers. Sans l’ombre d’un doute. Rassemblés sur un même plan selon les lois d’une composition singulière, les objets semblent en revanche nous échapper alors que l’identité même du lieu devient plus incertaine.
Pourtant le spectateur avisé, toujours dans le sillage de l’artiste, ne doute pas de l’authenticité de la proposition. Ces scénettes lui parlent. Elles décrivent des sentiments bien connus de lui. L’air ambiant se charge ainsi de tristesse et de mélancolie douce ou s’emplit au contraire de joie exultée, de tranquille sérénité. Et à cet état d’être correspond non seulement le sujet, la fontaine et la ville, mais encore et surtout le traitement pictural de chacun de ces tableaux.
Si Oliver Bevan privilégie la technique de la peinture à l’huile dans le frais, procédé qui consiste à juxtaposer les touches sur une couche humide sans mélanger les tons, il sait par intuition dépasser les contingences pour provoquer la teinte, la pousser dans ses retranchements et la réinventer. Fusions, ruptures, balayages, ponctuations de couleurs pures et étirements fibreux du pigment : la matière-peinture est ainsi fouillée jusqu’à l’extrême.
Des moyens à la hauteur de l’ambition du projet : peindre l’insaisissable lumière difractée de l’eau. Peindre les fontaines, miroirs urbains de nos âmes parfois égarées.
Alexandra Bourre 2007
© Tous droits réservés Alexandra Bourre 2007
Confession
Dès l’âge de 17 ans, enthousiasmé par la peinture, j’ai failli rater mes examens tant j’étais pris par cette matière que je déposais au couteau, au pinceau... Les très nombreuses toiles frôlait l’abstraction. Mes professeurs m’encouragèrent à faire les Beaux-arts, un conseil qui déplût à ma famille! Pourtant ce fut ma décision.
Au début des années1960, admirateur de Pierre Bonnard et Nicolas de Staël, j’étais un étudiant sérieux, qui s’acharnais au dessin sur modèle nu pour apprivoiser ce monstre sacré. La peinture que j’avais aimé tant, restait en second plan d’où elle surgissait de temps à autres: comme dans une série de scènes de rue, légèrement expressioniste. J’avoue que j’étais planté, et cela durait. Le déclic arriva le jour où l’artiste historien Peter de Francia donna une conférence sur les peintures et installations polychromes de Victor Vasarely. C’était vibrant, accessible et original. Pour Vasarely l’Art pouvait être un laboratoire qui influe sur l’architecure et le design. Je me mis à l’œuvre le lendemain. Le propos clé du Modernisme, (qui nous dominait tous à l’époque), était que la culture, comme la science, progressait. Il fallait donc se mettre sur les rails. Cette mouvance « Op Art » , où je voyais la suite des idées de Malevich, Mondrian et Max Bill, me convenait parfaitement.
Je travaillais à fond pour rattraper le temps perdu. Les critiques et collectionneurs de ma première exposition personnelle confortaient ma décision. C’était une tendance nouvelle, peu suivie au Royaume-Uni en 1965. Au fil des années une évolution se produisit , d’abord une participation du spectateur avec des carreaux colorés, et puis des œuvres cinétiques aux moteurs électriques et filtres polarizants. En 1977 une crise existentielle remit tout en cause. Je partis de Londres pour le Canada afin d’ enseigner la peinture à l’University de Saskatchewan. Là je m’aperçu que mon travail, quoique bien conçu et réalisé ne satisfaisait pas mes besoins créatifs et emotionels. Une de mes collègues, Mina Forsyth, bonne peintre, me dit un jour : « Il faut que tu fasses ton art à partir de ta vie, Oliver. Il n’y a rien d’autre! » Ses mots firent mouche et résonnent tout au long de ma carrière. J’abandonnai la création d’illusions optiques et de lanternes magiques. Quel soulagement de ne plus être sous la tyrannie du Modernisme! Je me permis un retour en douceur à la représentation, prenant pour sujets mon environnement et mes expériences.
En tant qu’artiste je me trouve comme un funambule. D’un côté du fil se trouve l’histoire de l’art et de la culture occidentale, et de l’autre, le monde personnel de rêves, mémoires et fantaisies. Si je bascule vers le côté culture, le travail sera froid, intellectuel, sensible plutôt aux tendances qu’à la vie vécue, ou un simple homage aux grands maîtres. Si je tombe de l’autre côté je me trouve dans la thérapie de l’art, l’exploration d’un monde de symboles personnels qui ne se communiquent pas. Mon défi est de passer sans trébucher entre ces deux abîmes. Si je réussis, il existera une infime possibilté que je puisse créer une œuvre fondée sur mes expériences, et tempérée par la culture, susceptible d’être ajoutée à ce miraculeux amoncellement que nous appelons l’Art.
Oliver Bevan 2010
DE L’ABSTRACTION AU FIGURATIF
Texte biographique pour le catalogue de la Rétrospective d'Oliver Bevan 2012 par Annick Le Mée
Impossible d’imaginer le chemin parcouru par l’artiste pendant ces quarante-huit années de travail. Curieux de tout ce qui l’entoure, à la recherche d’une expression qui puisse le satisfaire, Oliver Bevan multiplie les remises en question. Passant de l’Expressionnisme à l’Abstraction, de l’Op’art au Post-modernisme, il se libère peu à peu de toute entrave. Protéiforme, l’œuvre de Bevan offre une richesse et une diversité insoupçonnables. Nous vous proposons d’en parcourir les diverses étapes qui le conduiront patiemment de l’abstraction au figuratif.
Quand Oliver Bevan naît en 1941 à Peterborough (Angleterre), rien ne porte à croire qu’il puisse un jour envisager une carrière d’artiste peintre. Poussé par une forte tradition familiale vers le monde de la finance, il entre dès l’âge de treize ans à Eton College. Plutôt littéraire, mais très mal conseillé, il choisit finalement d’entreprendre un cursus scientifique, qu‘il pousuivra jusqu’à l’obtention de son diplôme. Mais les mathématiques n’éveillent en lui que très peu d’enthousiasme. Conscient de s’être trompé d’orientation, il ne cesse de s’interroger sur son avenir. L’urbanisme l’intéresse, mais les études d’architecture basées sur les mathématiques lui sont vivement déconseillées par ses professeurs. Alors que faire ? La réponse à cette question, il la trouve tout à fait par hasard, en suivant un de ses camarades dans les ateliers libres du collège. Ce jour là, il fait une découverte qui va changer le cours de sa vie - la peinture à l’huile -.
« Dès l’âge de 17 ans, enthousiasmé par la peinture, j’ai failli rater mes examens tant j’étais pris par cette matière que je déposais au couteau, au pinceau... Les très nombreuses toiles frôlaient l’abstraction. Mes professeurs m’encouragèrent à faire les Beaux-arts, un conseil qui déplût à ma famille! Pourtant ce fut ma décision. »
Oliver Bevan sait maintenant ce qu’il veut faire de sa vie. Fort de cette détermination, et pourvu d’un baccalauréat scientifique, il s’empresse de suivre les conseils avisés de ses professeurs, en s’inscrivant au Royal College of Art de Londres. Le jour de la commission d’admission son dossier, ainsi que celui de quatre autres candidats, retient l’attention. La perspective d’enseigner à de jeunes étudiants de dix-neuf ans enthousiasme l’ensemble des professeurs, qui immédiatement leur proposent d’intégrer un atelier où leur sera dispensée une formation intensive. Mais les enseignants, habitués à instruire des étudiants plus âgés et plus expérimentés, appréhendent avec difficulté les besoins de leurs nouveaux élèves. Six semaines plus tard, le rythme des cours ralentit, les visites des professeurs s’espacent, laissant finalement les étudiants plus ou moins livrés à eux-mêmes.
Peu importe, la détermination d’Oliver Bevan est toujours là. Admirateur de Pierre Bonnard, Jackson Pollock et Nicolas de Staël, il veut avant tout “être moderne”. Ses premières peintures oscillent entre un mélange d’abstraction et d’expressionnisme. Mais il manque de technique, et passe des heures à dessiner le modèle nu dans les ateliers libres du Royal College. A l’âge de vingt-trois ans, toujours à la recherche d’un mode d’expression qui le satisfasse, il assiste à une conférence donnée par l’historien et artiste, Peter de Francia. C’est une révélation. Jusqu’à ce jour aucun de ses professeurs ne l’avait autant passionné. L’intervention de ce dernier va non seulement lui faire comprendre la démarche de Fernand Léger, mais aussi et surtout lui faire découvrir les installations polychromes de Vasarely.
Encore peu répandu en Angleterre, L’Op’art s’inscrit dans le parcours d’Oliver Bevan comme un lien essentiel entre ses années d’études et le devenir de son œuvre. Etroitement relié à la pensée mathématique dont il ne se départira jamais, ce mouvement artistique n’est pas simplement la continuité du Modernisme qui domine la pensée des artistes de l’époque. C’est avant tout une progression culturelle accessible à tous. Séduit à la fois par le côté architectural et l’originalité de ces jeux optiques, il entrevoit de nouvelles perspectives et s’intéresse à travers les travaux de Josef Albers à l’effet que peut induire sur la rétine la juxtaposition des couleurs. Persuadé d’avoir enfin trouvé sa voie, Bevan se lance avec passion dans cette nouvelle aventure. S’écartant brutalement de ses sujets habituels ses toiles ne sont plus que carrés, cercles et triangles. Inquiétés par ce changement de cap, ses professeurs le mettent en garde contre l’impact que pourrait avoir sur le jury une exposition de fin d’année consacrée à une technique qu’il ne maîtrise pas encore. Conscient du danger, mais ne voulant pas pour autant renoncer, Oliver Bevan décide de scinder son exposition en deux parties. Evidemment désavantagé par son manque de pratique, les œuvres qu’il expose en ce début d’été 1964, ne recevront, hélas, que de très moyennes appréciations.
Qu’importe il ne se décourage pas ! Plus ou moins libéré des questions matérielles par quelques heures de cours dispensées dans une école des Beaux-arts, il décide alors de créer son propre enseignement. Après tout, ne l’a-t-il pas déjà fait au Royal College ? Muni d’une règle et de papier millimétré, il étudie les constructions de Le Corbusier. S’inspirant des œuvres de Max Bill et de Vasarely, il n’utilisera au début que le blanc et le gris. A la recherche d’ambiguïtés visuelles, il traite les surfaces de manière graphique, juxtaposant les formes, il diversifie les supports, agrandit les formats et fait évoluer son travail en passant du fusain à la peinture à l’huile. Conscient de la pluralité des interprétations offertes par le cerveau humain, il exploite l’instabilité rétinienne en utilisant : décalages, contrastes simultanés, et juxtapositions des couleurs. Allant jusqu’à renverser les illusions d’optique, il provoque chez le spectateur une sensation de vertige.
En 1965, sa première exposition à la Grabowski Gallery remporte un vif succès. L’enthousiasme de la critique et l’intérêt grandissant des collectionneurs ne font que le conforter dans ses choix. Désireux de se rapprocher de la 3D, il adopte la perspective isométrique (page 16). Cultivant toujours l’ambigüité visuelle, il explore les combinaisons et crée une série de petites gouaches, dont certaines lui serviront à réaliser les grands formats peints sur contreplaqué. Intéressé par un art à la portée de tous, il place le spectateur au cœur même de l’œuvre, en élaborant plusieurs puzzles interactifs, dont les couleurs et les formes géométriques pourraient évoluer selon l’inspiration du visiteur.
Le côté à la fois ludique et intellectuel de ce travail plaît, non seulement beaucoup au public, mais retient aussi l’attention des professionnels. A la recherche d’une œuvre artistique qu’il puisse diviser, John Constable, directeur artistique des éditions Fontana, trouve avec les carreaux de Bevan la possibilité de réaliser son idée de défragmentation d’une peinture sur les premières de couverture d’une dizaine de livres (page 12). Le concept est intéressant, non seulement chaque livre devient à lui seul une œuvre d’art, mais conjugué aux autres volumes, il peut intervenir dans une quantité illimitée de motifs. La première série consacrée aux “penseurs et théoriciens du XXe siècle” remportera un énorme succès, permettant à l’artiste de réaliser une de ses idées les plus chères : « démocratiser l’œuvre d’art en la rendant accessible à tous.»
Toujours en quête de nouveaux défis, Bevan se rend à une exposition d’art cinétique organisée à Brighton. Cette nouvelle expression l’enthousiasme. Il décide immédiatement d’en apprendre la construction. Artiste acharné, il ne cesse de travailler, enchaînant : enseignement, peinture, art cinétique. Il expose tous les deux ans dans des galeries londoniennes (Grabowski Gallery, Lehmann Fine Art, London Arts, Jordan Gallery). Sa vie est un perpétuel bouillonnement dont il ne cesse de repousser les limites. Soucieux d’améliorations, il équipe ses œuvres optico-cinétiques de filtres polarisants et de moteurs électriques (page 24). Exposées à la Kinetic Gallery of Toronto ses installations séduisent un large public. Les Beatles ( Ringo Starr, Georges Harrison ), Mia Farrow ... achètent ses créations. Peu à peu, le succès qu’il rencontre le pousse à créer une sorte de petite industrie. Aidé d’artisans, ses œuvres sont éditées en séries limitées - une cinquantaine- pour être vendues dans une galerie du centre de Londres. Insidieusement, une sorte de routine s’immisce dans la vie d’Oliver Bevan, laissant de moins en moins de place à la créativité, la technique envahit son espace..
En 1977, poussé par une crise existentielle, il décide de partir pour le Canada enseigner la peinture à l’Université de Saskatchewan. Cette remise en question lui fait prendre conscience des limites de l’Op’art. Le charme est rompu. Quoique bien conçues, toutes ces illusions optiques et ces lanternes magiques ne lui procurent plus qu’une impression d’enfermement. « Tout cela manque d’émotion et de créativité . C’est en confiant ce sentiment de frustration à l’une de ses collègues - la peintre Mina Forsyth - qu’il obtient l’ultime clef, de ce qui deviendra son œuvre.
« Il faut que tu fasses ton art à partir de ta vie, Oliver. Il n’y a rien d’autre ! »
Ces quelques mots, Oliver Bevan ne les a jamais oubliés. Ils sont là, tout au fond de sa mémoire. “Faire son art à partir de sa vie”. Echapper aux lanternes magiques, aux diktats du Modernisme, pour ne plus être que soi.
Mais on ne passe pas du jour au lendemain de l’abstraction au figuratif. Les choses se font doucement, petit à petit. S’imprégnant de l’atmosphère des lieux, Oliver Bevan se promène, regarde, observe la nature. Les gouaches peintes pendant cette période de transition ne sont qu’émotions et sensations. Influencé par Mark Tobey, il travaille à petits traits de pinceau, pratique le pastel et se met à la photo (page 35). En 1978 il expose à Toronto ses dernières œuvres cinétiques, dont les effets de flou en confirme l’imminente disparition.
Son retour à Londres en 1979, va définitivement mettre un terme à la période Op’ art. Déconcerté par le bruit et le manque d’espace, il éprouve quelques difficultés à se réadapter à la vie citadine. C’est un peu comme s'il découvrait Londres pour la première fois. Dans le but de se réapproprier son environnement , il parcourt les rues et prend des photos. Se donnant le temps de trouver de nouveaux sujets, il réalise une série de pastels sur les vitrines et ses impressions de la rue. La qualité de son travail photographique interpelle la Photographers Gallery de Londres, qui lui achète ses tirages, et lui propose de les exposer à l’occasion du festival Salford 80. Cette exposition intitulée New British Colour Photography, va non seulement lui conférer un statut de photographe, mais aussi et surtout, lui donner les moyens de réaliser ses propres tirages, en installant chez lui une chambre noire.
Le succès qu’il rencontre, lors de ses expositions photos le fait hésiter entre deux possibilités de carrière. Mais ce qu’il aime par dessus tout, c’est ce geste de la main sur le papier. Cet échange subtil et mystérieux, entre l’homme et la matière.
Quoique la photo ne soit pas son expression majeure, elle n’en est pas moins un élément essentiel, une sorte de révélateur qui ne cessera de l’accompagner tout au long de son œuvre. « Finalement tout était là, les reflets, la lumière, le sujet de la ville ... »
Au printemps 1981, Oliver Bevan installe son atelier au dernier étage d’un immeuble de la City de Londres. Tout en y donnant des cours, il continue plusieurs séries de collages sur gouaches déchirées, parmi lesquelles figurent “Les Cirques” et “Les Cailloux”. Ces œuvres de transition seront exposées la même année, en compagnie d’une série de photos, à la Angela Flowers Gallery. A la recherche d’une matière plus souple et plus sensuelle, il reprend la peinture à l’huile abandonnée en 1965, et met un point final à la période canadienne, en exécutant quatre toiles sur “La Pièce de l’écrivain”. (page 36).
La vue qu’il entrevoit de ses fenêtres l’inspire. Au hasard d’une journée, soucieux d’appréhender les difficultés d’un sujet donné à l’une de ses élèves, il se met à dessiner la station de métro qu’il aperçoit du haut de son atelier. La perspective plongeante de la rue le fascine. Il en fait un petit tableau, mais le trouve un peu trop figuratif. Tiraillé entre deux visions, son œil résiste. C’est alors qu’il a une idée : reprendre la composition de ses toiles, comme il en aurait fait d’un collage. Cette solution s’adapte parfaitement à ce qu’il peint. Satisfait du résultat, il entreprend une série de grands formats pleine de couleurs et de figures géométriques. Poussé par un besoin d’abstraction, il flirte avec le cubisme, simplifie les formes, épure les lignes. (page 38).
Mais les sujets qu’il traite le poussent à son insu vers un art plus figuratif. Peu à peu, les espaces et les vrais éléments s’imposent à lui, infléchissant insidieusement sa trajectoire, ils le tirent vers le “Postmoderne”. C’est la fin du “Modernisme”.
« Tout était permis, plus besoin de s’excuser, on se sentait libre de plonger dans le passé et d’en mélanger les styles...
Ravi de cette liberté retrouvée, il s ‘essaie à la technique du monotype. Tirant son inspiration de tout ce qui l’entoure, il introduit sans trop les définir quelques formes de voitures. Le quartier du Barbican est pour lui un véritable vivier. Plus attiré par le côté sombre de la ville que par son esthétisme, il cherche à se démarquer du Modernisme par le choix de ses sujets. L’apparente banalité d’un supermarché retient son attention. Les couleurs induites par les néons sur les emballages des produits le fascinent, il demande la permission d’en prendre des photos. Habitués à le voir, les clients oublient rapidement sa présence, sans se douter qu’ils seront les premiers à s’introduire dans ses compositions. Constituée à la fois, d’œuvres figuratives et abstraites, cette série compte un de ses tableaux dans la collection du Musée de Londres (page 44).
Faisant de la ville son terrain de prédilection, il commence en 1982 la série Subjective City, qu’il ne terminera qu’en 1986 dans son nouvel atelier du quartier de Elephant and Castle. Inspiré par l’architecture minimaliste du Barbican, il fixe sur la toile les sensations que lui évoque cette succession de formes et d’espaces. Privilégiant les aplats de couleurs fortes, il en intensifie les tonalités, suggérant par là-même au spectateur une énergie tout à la fois effrayante et excitante. Elément essentiel de l’œuvre d’Oliver Bevan, le conflit appartient au quotidien de chacun d’entre nous. Il est la survie d’une espèce, l’affrontement entre deux éventualités. Modernisme ou Réalisme? Le conflit ne cesse de “tarauder“ l’artiste. Mais tout se retrouve, rien n’est perdu. Le créateur a le privilège, s’il s’en donne les moyens, de réaliser ses rêves d’enfant. Oliver Bevan voulait être architecte, ne serait-ce pas cette idée qui l’a conduit à peindre la cité ?
De toile en toile, ce microcosme urbain se peuple de personnages.
A partir de 1984, ses œuvres seront exposées dans des galeries d’art publiques : Rochdale Art Gallery, The Minories Colchester. Arrivé à l’apogée de sa période urbaine, il partage avec le peintre Ron Bowen le privilège d’exposer une cinquantaine de toiles au Barbican Arts Centre de Londres. Cette exposition Intitulée City Two Views ne fera que confirmer la place qu’il occupe déjà dans la sphère du monde artistique.
En 1987, se trouvant par hasard en contrebas d’une autoroute du quartier ouest de Londres, son œil est attiré par une forêt de tubes et de pylônes. Envisageant un sujet potentiel, il prend immédiatement quelques clichés dont il s’empresse de transférer l’image à coups de craie sur le papier. Transcendant l’armature de cette construction futuriste, il rend hommage à l’urbanisme du XXe siècle, en exécutant sur cet enchevêtrement de lignes et de courbes une série de toiles proches de l’abstraction, pleines de rythme et de force, qu’il nommera Westway (page 42).
Un an plus tard, alors qu’il vient tout juste de commencer un nouveau tableau intitulé “Regard en arrière”, il apprend brutalement la mort de son père. Choqué par cette brusque disparition, il interrompt aussitôt son travail et ne le reprendra que six mois plus tard. Cette période correspond au déménagement de son atelier du quartier de Elephant and Castle pour sa maison de Shepherds Bush. Après quelques mois, il reprend son travail et s’interroge sur le sujet de “Regard en arrière”. « Ne serait-ce pas là une allusion au mythe d’Orphée ?» La coïncidence est troublante.
La photo est devenue pour Oliver Bevan un outil indispensable. Une sorte de mémoire annexe qui se résume en deux mots : Le Minox, « Un petit miracle, le premier appareil miniature, avec un si bon objectif, que l’on me soupçonnait d’avoir un Leica ! »
L’atmosphère mélancolique d’une fin de journée à Edgware Road l’inspire. Il saisit discrètement son “Minox”, et multiplie les clichés. Tentant de capturer l’instant, il fait à jamais de ces passants, les sujets d’une série de compositions vibrantes de réalité (page 47).
Commencé en 1988 le thème de la rue ne s’achèvera qu’en 1995 avec “Générations”. Ce tableau, qui dans un premier temps n’était qu’une simple scène de promeneurs dans un milieu urbain, s’imposera quelques années plus tard au peintre comme la vague inéluctable du cycle de la vie. Toutes les générations y sont représentées. Très équilibrée, passant de l’enfance à l’adolescence, cette composition nous conduit d’un âge à l’autre, jusqu’à ces deux vieillards que l’on peut découvrir en bas de la toile. Une fois encore, surpris par la mise en abîme de sa propre finitude, le peintre ne peut que constater le pouvoir de son inconscient.
Toujours à la recherche d’innovations, une idée lui vient à l’esprit : organiser des expositions qui rassembleraient plusieurs artistes sur un même thème. Très impliqué dans le milieu artistique, il n’éprouve aucune difficulté à s’entourer d’une douzaine de peintres confirmés. Sous le titre de “Subjective City” cette première exposition aura pour itinéraire de prestigieuses galeries, comme la Cleveland Gallery de Middlesbrough, la Ikon Gallery de Birmingham, et s’achèvera quelques mois plus tard, couronnée de succès, au Barbican Arts Centre de Londres.
En 1990, intéressé par une toile intitulée “Ville sous pression”, l’aéroport de Gatwick le contacte et lui passe commande de quatre grands formats. L’énergie qui se dégage de ce lieu ne peut que l’interpeller. Obtenant la permission de prendre des photos sur le tarmac, il amasse une quantité considérable de clichés qu’il utilisera pour la composition de ces quatre toiles.
La rue, les piétons, les autoroutes, les avions, à tout cela, il ne manquait plus que des véhicules. Fréquemment confronté aux embouteillages de son quartier, il observe les voitures. Après tout, ne font-elles pas, elles aussi, partie du quotidien de la cité ? Y entrevoyant un sujet potentiel, il prend évidemment quelques photos. Peu exploité par ses contemporains, ce sujet l’intéresse. Avec “Sens unique”, Bevan offre au spectateur, une autre facette du monde urbain (page 50). De cette marée de véhicules va naître un polyptyque variable composé d’une dizaine de toiles. Jouant avec les couleurs et les reflets, chacune de ces compositions nous fait entrer dans un univers différent.
Le thème de la ville et des passants lui inspire, en 1993, une seconde exposition itinérante “Witnesses and Dreamers”. Entouré de huit nouveaux artistes confirmés, il choisira d’y exposer personnellement huit toiles appartenant au polyptyque de la série “Sens unique”. Cet accrochage regroupé sur deux rangées, intensifie la force du sujet. Présentée par de prestigieuses galeries, l’exposition remportera un très grand succès et s’achèvera quelques mois plus tard sur les cimaises du Musée de Londres.
A la recherche d’un local assez vaste pour y donner des cours, il tombe par hasard sur une salle désaffectée dans une école primaire. L’endroit lui plaît, il décide même d’y emménager son atelier. Chaque changement est suivi par un temps d’adaptation. Tout en prenant ses marques, l’artiste continue à peindre la rue. Mais il est très vite attiré par les rires et les cris des enfants. Amusé, il commence à les observer. Il y a dans cette cour de récréation une diversité culturelle incroyable : Chinois, Antillais, Maghrébins, Nigériens, Pakistanais ... soixante-sept langues maternelles y sont parlées. Tout cela génère une spontanéité et une énergie invraisemblables. Devant tant d’exubérance, il ne peut s’empêcher de repenser à sa propre enfance : coincée et timorée. Tout ceci est si différent de ce qu’il a connu. Submergé par les émotions du passé, il se souvient de ce sentiment de sublime qu’il a ressenti face à la petite Infante de Velasquez. Ce tableau l’obsède. Dans une subtile alchimie, comme les ingrédients bien dosés d’un cocktail, les pensées de l’artiste le poussent vers un nouveau sujet. Mais ce n’est qu’en 1996 qu’il commencera la série des cours de récréation (page 54). Diamétralement opposé à l’intériorité des passants, le mouvement devient son centre d’intérêt. Peu à peu, les structures passent au second plan, allant même dans certains tableaux jusqu’à en disparaître. Eclatante de vie, les cours de récréation offrent à l’artiste, par leur pluralité, un véritable laboratoire d’observation.
En 1997 le Royal National Theatre de Londres lui organise une rétrospective “Urban Mirror”, regroupant une cinquantaine de toiles portant sur les dix dernières années de sa carrière. Voitures, passants, autoroutes, tous les sujets concernant le monde urbain y sont réunis. Enthousiasmés par l’interprétation que leur en propose Oliver Bevan, les visiteurs affluent. Largement commentée par les médias, cette manifestation culturelle aura un succès retentissant, ne laissant derrière elle que très peu de tableaux invendus.
Depuis quelques années, chaque fin d’été, il consacre une quinzaine de jours à enseigner la peinture près de la ville de Sienne. Alliant l’utile à l’agréable, l’éloignement de la vie citadine lui fait entrevoir d’autres horizons. Prenant comme prétexte l’idée de vouloir encourager ses élèves, il s’autorise le paysage. La lumière de l’Italie et l’intensité des couleurs qu’il emploie, donnent à ses toiles un côté expressionniste. Au fil de ces escapades, il constate avec étonnement que la ville ne lui est plus indispensable : où qu’il soit la peinture est là. Plus rien ne le retient.
En 2001, définitivement établi avec sa famille dans la ville d’Uzès, Bevan installe son atelier au dernier étage d’un immeuble de la place aux Herbes. Le temps de se familiariser avec les lieux, il continue de peindre les cours de récréation de Londres. Mais les sujets sont là. Il lui suffit juste de se pencher par la fenêtre pour les apercevoir. Loin de la tension des cours de récréation, sous la lumière du sud, il commence la série de “l’Elastique”. Les enfants y sont toujours présents, mais cette fois-ci ce sont les siens. Joyeuse et spontanée, leur énergie n’a plus rien de conflictuelle (page 60).
La lumière du Sud va devenir pour lui un élément essentiel. Omniprésente elle enveloppe et transforme tout ce qu’elle touche. Inconsciente de son pouvoir, elle se glisse à travers les branches, éclabousse les sols, éparpille les ombres. Au fil des années, piégeant la réalité de l’instant, Bevan nous laisse entrevoir son quotidien. Tirant partie de la situation élevée de son atelier, il joue audacieusement avec la perspective et propose au spectateur une série de diptyques, où se juxtaposent deux possibilités de vision : l’une verticale, l’autre horizontale (page 61).
Chaque voyage devient une occasion. Profitant de ses séjours en Italie, il reprend le thème de la ville et des passants en peignant de nombreuses toiles sur la place de la cathédrale de San Gimignano. L’intensité du soleil va apporter à ses compostions un nouvel élément : les ombres portées. De retour dans le Gard, sous un soleil de plomb, il est séduit par la beauté de la Maison Carrée de Nîmes. Accentuant de plus en plus les contrastes, les ombres nous y apparaissent comme découpées sur le sol. Conjugué à la perspective plongeante, ce côté théâtral donne encore plus de force et d’humanité à ses personnages.
Sans lumière, il ne peut y avoir d’ombre. Qu’elle nous poursuive ou nous précède, amie ou ennemie, intangible preuve de notre existence, l’ombre fait partie de l’ambiguïté de l’homme. Exposées à la Galerie de l’Ancien Courrier de Montpellier, l’ensemble de ces toiles obtiendra un énorme succès.
Alors qu’on lui demande quel sera son prochain sujet, après une hésitation, il s’exclame « Les rivières ! Je veux rendre un hommage à ce magnifique tableau de Georges Seurat “Baignade à Asnières” ». Quelques mois plus tard, s’inspirant de ses propres baignades sous le pont du Gard, Bevan trouve enfin une composition à la hauteur de son projet. Appartenant aux rivières, “Baignade sous le pont du Gard” figure parmi les premières toiles d’une série sur laquelle il n’a cessé de travailler (page 63).
A l’image du temps qui s’écoule, l’eau de la rivière poursuit inéluctablement son chemin. Plus solide que la lumière et les ombres, semblable mais toujours différente, l’eau devient rapidement pour le peintre un sujet idéal. Sous ses aspects les plus divers, se faisant pluie, rivières ou fontaines, déchaînée ou proche de l’évanouissement, Bevan ne cesse de nous en conter la beauté.
Inlassablement, comme il le fit à Londres, il continue de promener son objectif dans les villes et sur les plages. Riche de ses expériences, maîtrisant parfaitement l’interaction des formes et des couleurs, le peintre interprète et réinvente les moments simples de la vie. A la recherche de ce presque rien, il transcrit sur la toile un “je ne sais quoi” qui nous avait échappé. Attiré par les contrastes, dans un subtil jeu de transparences il joue avec l’éphémère. Plaçant l’être humain au centre de ses compositions, il se plaît à souligner le détail ordinaire. Dans les dîners toscans, une bouteille en plastique trône en plein milieu d’une composition raffinée. Soulignant sa présence, le temps d’un cliché, le peintre y a même oublié son verre, mais rien n’est organisé pour plaire. Chaque nouveau sujet est à lui seul un nouvel univers. Suggérant une harmonie possible entre l’homme et le moment, de Londres au pont du Gard, en passant par les tours de la Défense, Oliver Bevan nous fait entrevoir le reflet du bonheur.
Annick Le Mée, Aigaliers, mai 2012.
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